La réalité n’existe pas

Jean-Claude Carrière © DRFP Odile Jacob

Jean-Claude Carrière s’est éteint à l’âge de 89 ans, le 8 février 2021.

Au carrefour de la littérature, du cinéma et du théâtre, Jean-Claude Carrière a creusé son sillon comme écrivain, scénariste et dramaturge. Il a écrit plus de quarante livres et participé à une soixantaine de films le plus souvent comme auteur du scénario, parfois comme coréalisateur. Il a fait de nombreuses adaptations pour le théâtre et collaboré avec les plus grands artistes du XXème siècle notamment Peter Brook, siècle qu’il admirait par ses inventions de nouvelles écritures que sont la radio, la télévision et le cinéma.

Né en 1931 à Colombières-sur-Orb dans l’Hérault, dans une famille paysanne, ses parents s’installent en région parisienne quand il a quatorze ans. Il y construit un brillant parcours d’apprentissage en Lettres et Histoire, du lycée Voltaire à l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud. Jean-Claude Carrière se définit d’abord comme un conteur et, venant d’un petit coin de terre occitane, se prend de passion pour l’ouverture au monde et les cultures étrangères.

Sa curiosité et de belles rencontres ont façonné son chemin. Au cinéma avec Jacques Tati d’abord, par l’intermédiaire de l’éditeur Robert Laffont chez qui il vient de publier son premier roman, Lézard, en 1957. Avec lui il revient sur Les vacances de M. Hulot et Mon Oncle dont il observe avec fascination le montage. Pierre Étaix ensuite, avec qui il co-écrit et coréalise des courts métrages, puis écrit le scénario de plusieurs de ses longs métrages comme Le Soupirant, en 1963, Yoyo en 1965, Nous n’irons plus aux bois en 1966, Le Grand amour en 1969. Il aimait le côté artisan et bricoleur du réalisateur avec lequel il est resté lié. « Le scénario est une étape disait-il. Il est fait pour devenir un film. »

Sa rencontre avec Luis Buñuel, réalisateur surréaliste d’avant-garde, est fondamentale et le conduit sur le devant de la scène. « Bunuel m’a tout montré » reconnaissait-il. Pour lui, il écrit les scénarios de : Journal d’une femme de chambre en 1964 d’après Octave Mirbeau qui met Jeanne Moreau en vedette ; Belle de jour en 1967 d’après Josef Kessel avec Catherine Deneuve et Michel Piccoli ; La Voie Lactée en 1969 avec Delphine Seyrig et Laurent Terzieff ; Le charme discret de la bourgeoisie en 1972 avec Fernando Rey, Bulle Ogier, Stéphane Audran, film qui obtient l’Oscar du meilleur film étranger, en 1973.

Jean-Claude Carrière travaille avec beaucoup d’autres réalisateurs comme Miloš Forman, Jacques Deray, Louis Malle, écrit le scénario du Retour de Martin Guerre avec le réalisateur, Daniel Vigne, film pour lequel ils reçoivent le César du meilleur scénario original ou adaptation en 1983, belle réussite aussi par la composition musicale de Michel Portal. Il est l’auteur du scénario pour Le Tambour en 1979, co-écrit avec le réalisateur Volker Schlöndorff et le scénariste Franz Seitz d’après le roman de Günter Grass, et pour Ulzhan, présenté à Cannes en 2007. Il adapte des œuvres littéraires comme Le Roi des Aulnes de Michel Tournier tourné par Schlöndorff en 1996, L’Insoutenable Légèreté de l’être de Milan Kundera réalisé par Philip Kaufman en 1988, Cyrano de Bergerac co-adapté avec Jean-Paul Rappeneau, le réalisateur, en 1990. Plus récemment il a contribué au scénario de Le Ruban blanc, magnifique film réalisé par Michael Haneke ; a écrit le scénario de Syngué sabour, Pierre de patience, réalisé par Atiq Rahimi en 2012. Il a aussi écrit le scénario de deux films de Philippe Garrel, L’Ombre des femmes réalisé en 2015 et Le Sel des larmes, en 2020 ainsi que le scénario de L’Homme fidèle de Louis Garrel, en 2018. Jean-Claude Carrière était président d’honneur de la manifestation Un réalisateur dans la ville qu’il avait créée en 2005 et qui se déroule chaque été à Nîmes et côté théâtre, présidait le Printemps des Comédiens qu’il avait fondé avec Michel Galabru, en 1987.

« On n’écrit pas au cinéma comme au théâtre », disait-il, et il a pourtant su brillamment faire les deux. A côté de son impressionnante carrière d’écriture cinématographique et télévisuelle, il a poursuivi celle de dramaturge et d’adaptateur de textes au théâtre, notamment avec André Darsacq (L’Aide-mémoire, pièce créée en 1968 à L’Atelier), Jean-Louis Barrault (Harold et Maude en 1973, au Théâtre Récamier), Jacques Lassalle (La Controverse de Valladolid en 1999 au Théâtre de l’Atelier), puis s’est tissée une réelle complicité de création avec Peter Brook pour lequel il a adapté plus d’une douzaine de textes dont les principaux sont : Timon d’Athènes de Shakespeare qui  inaugura le Théâtre des Bouffes du Nord, en 1974 ; Les Iks,  en 1975, d’après Colin Tumbull, « une histoire qui raconte un monde brisé » dit le metteur en scène ; La Conférence des oiseaux, en 1978, inspirée par le poète souffi Attar. « Nous disposions d’un élément nouveau majeur dans notre travail dit alors Peter Brook. Un écrivain sensible et de grand talent s’était joint peu à peu à nos activités : Jean-Claude Carrière… » La même année il y eut l’adaptation de L’Os, un conte africain de Birago Diop. En 1981, avec La Tragédie de Carmen d’après Prosper Mérimée et Georges Bizet dans une adaptation musicale de Marius Constant, « nous avions l’impression que Bizet avait profondément été touché en lisant le conte de Mérimée, qui est une nouvelle incroyablement dépouillée avec un style sans fioritures, sans complications, sans artifices… » En 1989 ce fut Woza Albert que Jean-Claude Carrière adapta de Percy Mtwa, Mbongeni Ngema et Barney Simon. Puis il s’attela au Mahabharata, une gageure, pour présenter ce texte fleuve et mythologique en occident, dans un compagnonnage ardent avec Peter Brook. Toute une série d’histoires leur furent contées par un spécialiste du sanscrit, différents voyages en Inde leur permirent de s’imbiber de la culture indienne, jusqu’à ce que « Jean-Claude commence alors la vaste entreprise de transformer toutes ces expériences en un texte. Quelquefois, j’ai vu son esprit au bord de l’explosion, à cause de la multitude d’impressions et des innombrables informations emmagasinées au fil des ans. » Le spectacle fut présenté au Festival d’Avignon, en 1985, dans la carrière Boulbon, avant d’être repris aux Bouffes du Nord en 1989. Dans le prolongement du Mahabharata, Jean-Claude Carrière écrira avec Marie-Hélène Estienne, La Mort de Krishna, livre publié chez Actes-Sud, en 2003. Il aurait pu faire sien le titre d’un chapitre issu du livre Points de suspension, de Peter Brook et qui ne manque pas d’humour : « Le monde comme ouvre-boîtes » une clé de voûte de son parcours artistique.

Derrière cette multiplicité d’activités créatrices, Jean-Claude Carrière s’engageait personnellement. Il avait rencontré le quatorzième Dalaï-lama et publié en 1994 La Force du bouddhisme, à partir de ces entretiens. Il s’intéresse au poète soufi Roumi, conçoit et interprète Chants d’amour de Roumi avec Nahal Tajadod, son épouse et femme de lettres iranienne qui a elle-même publié Roumi le brûlé. En 2016, il repense la notion de guerre au XXIème siècle et publie un ouvrage intitulé Paix au regard duquel il reçoit le Prix de l’Académie Européenne du Cinéma pour l’ensemble de son œuvre. Du travail de traduction et de l’art du détail qu’il entraine, il disait à Elsa Boublil en janvier 2020, dans l’émission Musique Émoi, que pour « restituer la langue » il fallait aller « au-delà du sens » et, dans le Grand Atelier de Vincent Josse, peu de temps avant, parlait de l’invisible en déclarant que « ce qu’on ne voit pas est plus important que ce qu’on voit », et que « la réalité n’existe pas. »

La sensibilité et l’intelligence du parcours de Jean-Claude Carrière s’expriment aussi dans son dernier ouvrage, Ateliers, qui vient de sortir aux éditions Odile Jacob et témoigne de sa perpétuelle quête de langages.

Brigitte Rémer, le 20 février 2021